Bonjour tous et toutes, ou bonsoir, je ne sais pas quand vous trouvera cet article mais je souhaite que ce moment vous soit doux.
Aujourd’hui, j’ai le coeur à la dramaturgie: je regarde par ma fenêtre, l’atmosphère est brumeuse, triste, malgré la chaleur toute relative, déjà présente. Les volutes de l’air saturent l’horizon, dissimulant la rotondité d’un soleil encore jaune d’une nuit trop courte. Il est 5h, Paris s’éveille disait l’autre… Et non, je n’ai pas sommeil.
J’ai relu durant cette nuit sans sommeil, ou ce jour sans fin, le magnifique Phèdre de Racine. Et je me suis interrogée sur l’image de la femme et la question de la tragédie.
Or, ne voilà-t-il pas qu’il m’apparaît que la femme dans la tragédie, est souvent une femme démonisée, à la fois femme fatale qui condamne le malheureux sur qui elle jette son dévolu, mais aussi victime des passions qui la dévorent, même lorsque ces dernières sont nobles.
Et oui! Rappelons nous d’Antigone, qui perd toute crédibilité, en grande partie, à cause de son déchaînement, somme toute légitime, et pourtant complètement disproportionné aux yeux des lecteurs que nous sommes face à Créon. Contrairement à un Oreste qui remporte une certaine forme de sympathie alors même qu’il tue Pyrrhus et harcèle cette pauvre Hermione. Allez comprendre!
Quoiqu’il en soit, le théâtre et ces interrogations ont hanté ma nuit.
Si le théâtre classique se développe entre comédie et tragédie, laissant à l’une, les bourgeois et leurs mœurs décadentes; et à l’autre, les nobles écrasés par l’hubris qu’ils exploitent, presqu’autant qu’ils en sont la victime, la tragédie semble être marquée du signe du questionnement presque métaphysique alors que la comédie se présente, de prime abord comme le parent pauvre. Je reviendrai sur la comédie au cours d’un autre article.
Les héros raciniens, grandioses par leur morale, sont à la fois sublimes dans la résistance qu’ils opposent à leur passion et dans leur soumission tragique et néanmoins pugnace, face à des forces qui les dépassent et qu’ils connaissent: Phèdre se sait maudite et annonce le remède. Pourtant, désireuse de vivre et enchantée par Oenone, elle garde l’espoir d’être plus forte que le destin, plus forte que la malédiction séculaire qui frappe sa famille et dont aucun des membres utérins n’a pu réchapper, plus forte que les dieux : ne l’est-elle pas en un sens?

Se retirer et orchestrer sa mort afin d’éviter le déshonneur n’est-il pas, pour elle, la monstration de sa force et de sa grandeur ? Une sorte de baroude d’honneur où elle s’expose face aux Hommes, mais cachée du soleil qu’elle fuit, comme une femme à la fois faible et forte?
Racine, loin de proposer une image victimaire de sa Phèdre, en fait une héroïne: l’héroïne de la démesure.
L’acte 1 en tant que scène d’exposition présente Hippolyte, Phèdre et Thégée, le grand absent, dont l’aura hante pourtant l’acte tout entier et trace le schéma actantiel qui se tisse dans ce triangle, voire carré amoureux si l’on compte Aricie.

Phèdre est présentée comme une femme à présent mourante et suicidaire, mais jadis surtout haineuse et puissante contre ce beau-fils qu’elle abhorre: elle chasse Hippolyte sitôt mariée à Thégée. Tout de suite, le jugement négatif du lecteur est sur elle, pas sur son époux qui s’exécute, pauvre créature qu’il est, mais sur la femme mauvaise, cruelle, voire vénale qui se profile.
La scène d’exposition semble faire de Phèdre une femme devenue faible, coupée de la raison, quasi folle et qui succombe à des passions dont nul ne sait l’origine. Elle pleure, se lamente. Elle est soumise au fatum, le destin, la fatalité. C’est une femme perdue qui accepte son sort et le réclame même : elle veut mourir. Cette Phèdre apparaît donc, de prime abord, comme suicidaire et victime d’une image qu’elle ne peut plus assumer.
Cependant, comme elle est noble et qu’il faut s’accommoder de la règle de la bienséance, loin de se planter elle-même une épée dans le cœur, elle se néglige et se laisse mourir: l’agonie est une mort acceptable et mourir d’amour par la privation de nourriture et par le manque de sommeil est tout aussi noble que son statut. Ainsi, Phèdre arpente-t-elle son chemin de croix comme l’héroïne qu’elle est, digne et patiente.

Phèdre, triste poupée de chiffon, suit les conseils d’Oenone, alors même qu’ils la condamnent en partie. C’est une femme qui se montre manipulable. D’ailleurs, c’est une double manipulation qui est présentée: celle des dieux, a priori inviolable, et celle d’Oenone, qu’elle suit avec autant de plaisir et d’espoir que de désarroi tout autant qu’elle se soumet au pouvoir divin de sa malédiction après avoir lutté.
Une certaine force se dégage de Phèdre, qui lutte contre Vénus et les feux qu’elle déchaîne en elle: elle prie, construit des temples, fait des offrandes, chasse Hippolyte, garde pour elle ses souffrances et est prête à mourir pour l’honneur. Et soudain, cette haine filiale qui est dénoncée par Hippolyte devient le plus beau de apanage, un apanage de dignité et un signe d’amour et de respect du devoir envers Thégée.
Phèdre est donc une femme déterminée car, quoique l’on en dise, elle résiste tant bien que mal à la passion qui la lie à Hippolyte et résiste encore, une fois amoindrie, aux conseils d’Oenone, dont les suppliques tardent à porter leurs fruits. Et quand elle avoue, c’est par une périphrase : jamais elle ne nomme son vainqueur! Jamais elle n’avoue vraiment : elle laisse entendre.
Téléguidée certes, mais ressuscitée, Phèdre montre un grand courage à partager ses sentiments avec Hippolyte. Contre la honte, l’humiliation même. Elle avoue, s’accuse ? Tente de s’excuser ? S’humilie, dans le sens de humus, la terre, face à son vainqueur qui se trouve horrifié devant cette révélation.
Jean Racine présente une femme ambivalente, pleine de courage et de violence, elle fait fi des valeurs familiales et morales se révèle humaine : outrageusement humaine et désespérément femme. Humaine car faible et forte tout à la fois. Porteuse de la condition complexe de l’humanité et se redessinant à chaque pas.
Désespérément femme car elle accorde à l’amour une foi et une puissance, que ni Thésée, ni Hippolyte ne lui accordent. Pour le premier il est l’apanage des héros et n’engage à rien, sinon au réconfort du guerrier ; pour le second il est une faiblesse indigne, qui ternit les victoires glorieuses en les reléguant au rang d’anecdotes, ou d’excuses pour la passion charnelle. Est-ce un hasard si Hippolyte choisit Aricie, la seule femme frappée d’opprobre par son père, la seule à lui être interdite ?