La muse malade

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Intéressons-nous au poème VII, La muse malade; au poème XXI, Hymne à la beauté et au poème XCIII, A une passante qui nous permettent de saisir une certaine image de la femme baudelairienne.

La muse malade

 

Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?

Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,

Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint

La folie et l’horreur, froides et taciturnes.

 

Le succube verdâtre et le rose lutin

T’ont-ils versé la peur et l’amour de leurs urnes ?

Le cauchemar, d’un poing despotique et mutin,

T’a-t-il noyée au fond d’un fabuleux Minturnes ?

Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé

Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,

Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques,

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,

Où règnent tour à tour le père des chansons,

Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

***

Hymne à la beauté

 

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,

Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,

Verse confusément le bienfait et le crime,

Et l’on peut pour cela te comparer au vin.

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Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;

Tu répands des parfums comme un soir orageux ;

Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore

Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?

Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;

Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,

Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

 

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;

De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,

Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,

Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

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L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,

Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !

L’amoureux pantelant incliné sur sa belle

A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,

Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !

Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte

D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

 

De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,

Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,

Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –

L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?

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***

A une passante

 

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d’une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l’ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit! – Fugitive beauté

Dont le regard m’a fait soudainement renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?

Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être!

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais!

 

Les trois poèmes que je vous propose, sont publiés durant une période de forte instabilité politique. Ils sont caractéristiques du mal-être de l’époque et de la dualité qui se développe chez Baudelaire.

 

Afin de mieux comprendre ce dont il est question, je vous invite à lire mon travail préparatoire à cette  étude : Baudelaire, l’homme idéal du Spleen.

Quelle image Baudelaire dresse-t-il de la femme au travers de ces trois poèmes ?

 

Dans ces trois poèmes, et plus largement dans l’ensemble du recueil, Baudelaire trace en filigrane, l’image d’une femme divinisée, non pas une sœur ou une fille des dieux, mais une déesse à part entière, omnipotente et omnisciente, l’égale d’un dieu en somme.

 

La femme baudelérienne est avant tout une femme polymorphe: créature parfaite, elle se révèle déesse, nous l’avons dit, mais va également être amoindrie, ou plutôt avilie en apparaissant comme une démone ou un outil de la nature. Dès lors, elle se présente comme une créature paradoxale, ambivalente qui subjugue le poète jusqu’à l’envoûtement et l’éloigne des notions de bien et de mal.

La femme, une créature paradoxale 

 

Dans un premier temps, la femme est présentée comme une créature à la fois fragile et forte. En effet, dans La muse malade, le poète s’étonne d’une situation inhabituelle (“ce matin”), il plaint cette femme qu’il ne reconnaît pas (“Ma pauvre muse hélas”).

Habituellement cette dernière est forte:“Ton sein de pensers fort, fût toujours fréquenté ». Elle a du caractère et des idées, car en tant que muse, sa fonction est de partager voire de faire naître les idées chez le poète. Cette muse est une conquérante, une inspiratrice à présent diminuée par la maladie, par les sortilèges surtout. 

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Baudelaire présente une muse, victime des exactions des autres : le “rose lutin”, et le “succube verdâtre” tels se nomment ses ennemis. C’est d’ailleurs son côté féminin qui est responsable de ses souffrances: c’est parce qu’elle est victime de sa condition féminine qu’elle succombe aux envoûtements de ces êtres négatifs qui ne s’en prennent qu’aux femmes. Sa force et sa vitalité ne l’ont point protégée et c’est une femme diminuée qui nous est présentée, sans excepté cependant, la force qui était, jusque là, sienne.

Dans le poème A une passante, la femme apparaît “en grand deuil”. Le poète parle d’une douleur majestueuse. Cette passante est hantée par la tristesse, diminuée, elle est dans la détresse, et même ainsi, elle reste digne et forte: sa majesté est incontestable (“douleur majestueuse”).

De plus, cette même femme est envoûtante, elle possède une “douceur qui fascine” et suscite un “plaisir qui tue”. Son ambivalence apparaît dans la formation même du vers avec le parallélisme de construction qui met en regard la fascination et le danger; le plaisir et la mort. 

 

Cette femme apparaît et belle et cruelle. 

 

Dans un second temps, la femme met en tension le beau et le cruel, la beauté et la monstruosité. Dans le poème 21 Hymne à la beauté, outre le titre qui crie l’intention du poète face à cette femme d’une beauté telle qu’elle mérite un hymne, l’interjection “Ô” sert à invoquer la “Beauté”. Cette beauté qui est ici une métonymie et une représentation allégorique d’une qualité qu’il reconnaît à cette femme, interroge sur l’origine divine ou démoniaque de la femme.

Or, cette femme referme des qualités duales: infernale et divine. Pas l’une ou l’autre, mais les deux tout à la fois. Ces qualités sont dénoncées dès le second vers et développées par la suite puisqu’elle “verse confusément le bienfait et le crime” et  “sème au hasard la joie et les désastres » dans le troisième quatrain. 

La femme du poème 21 n’est pas mauvaise pour autant, elle ne cherche pas à nuire, elle s’adonne juste à sa nature changeante, à ses envies: c’est le “hasard” qui guide ses grâces et qui en fait tantôt une “beauté”, tantôt “un monstre énorme” v.22.

D’ailleurs cette femme enivre “tu répands des parfums”, elle envoûte même, “tes baisers sont un philtre”. Elle surpasse l’homme sur lequel elle exerce une domination sensuelle: elle ensorcelle son amant, comme la chandelle qui éblouit “l’éphémère”, qui le séduit et qui, indifféremment, charme et détruit l’amoureux qui, trop imprudent, vers elle se dirige. On appréciera la métaphore des feux de l’amour qui consument leur victime.

 

La femme du poème 21 est une condamnation à mort, et le développement du champ lexical de la mort s’opposant à celui de l’enchantement, ou peut-être le complétant, trouble l’image que le poète en donne.

 

Il en va de même dans le poème A une passante où la femme renferme dans son œil le “plaisir qui tue”. Les rimes des vers 2 et 3 rappellent également la dangerosité de cette passante “majestueuse” et “fastueuse” insistant sur la tueuse qu’elle est. D’ailleurs, assimilée à une Galaté maintenant animée, cette femme avec “sa jambe de statue”, ne fait que passer. 

Sa perfection, soulignée par l’image de la statue, sonne comme une suspension du temps. Cette aposiopèse captive autant le lecteur que le poète “crispé” et s’oppose à la fluidité de la réalité ainsi qu’à la fugacité du moment. Car la passante ne fait que passer.

 

Cette notion de passage, de mouvement, de légèreté même, est soulignée par l’alitteraration en S de la première strophe qui reprend le bruissement de l’air, et insiste sur la fugacité du moment.

 

Passante parfaite, mais néanmoins cruelle, puisqu’elle n’échappe pas, au même titre que ses consœurs, aux récriminations du poète. 

C’est la faute de la femme s’il y a douleur, car cette femme est cruelle. Elle ignore le poète et rejette le futur qu’elle sait pouvoir partager avec lui: “Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savait” crie ce dernier en clôture de poème. Laissant flotter ainsi, à l’encontre de cette femme, un arrière goût de culpabilité.

Cette cruauté, drapée de beauté, trouble les perceptions du poète 

 

Le poète, coupé de lui-même, saisit la femme comme pétrie de secrêts, de mysticisme aussi.

Dans La muse malade, cette femme est en lien avec les dieux grècs, en tant que muse, et le Dieu chrétien, par son “sang” v.11. Ambivalente, elle se montre méconnaissable pour le poète qui cherche à se rassurer en retrouvant le connu. C’est pourquoi, ce dernier n’est qu’une boule d’interrogations et de souhaits, comme le montre l’usage du conditionnel et des phrases interrogatives.

 

Dans Hymne à la beauté, la femme “éblouit” v. 17, elle aveugle et donc brouille la vue au point de conduire à la mort. C’est pourquoi, d’ailleurs, “l’amoureux[…] incliné sur sa belle à l’air d’un moribond caressant son tombeau.” C’est parce qu’elle est belle, que l’amoureux ne saisit pas la mort qui s’annonce, ou que, la saisissant, ne lui accorde aucune importance. Et c’est parce qu’elle est belle que le poète déclare inopérant l’origine divine ou démoniaque de la femme (“qu’importe” repris explicitement à trois reprise en six vers!).

Dans A une passante, la femme est si splendide qu’elle semble suspendre le temps afin de laisser au poète la possibilité de l’admirer. Ce dernier ne manque pas de qualificatifs pour la décrire et use de la figure de style de l’accumulation pour en faire un portrait fidèle. Subjugué, il se sent ridicule devant la perfection que cette femme représente. Alors qu’il est “crispé comme un extravagant” v.6, et qu’il boit (“je buvais”), la passante est en mouvement et manipule le ciel “dans son œil ».

 

D’ailleurs, que boit le poète? De l’alcool? La présence de cette femme, comme il boirait ses mots? Quoi qu’il boive, il le boit sans un mot, sans une réaction. Et, malgré tout, lorsque le temps reprend sa course en “un éclair” v.9, la passante est passée et la “nuit” se fait. Le poète est marqué par ce coup de foudre, cette “fugitive beauté” dans l’œil de laquelle il a saisi “le ciel”, l’univers en fait. Cet univers “livide” est annonciateur de catastrophe car il est le lieu “où germe l’ouragan”, la destruction, la colère : la force d’une nature déchaînée.

Les perceptions troublées, le poète saisit dans l’œil de la femme les frimas de la météo “le couchant et l’aurore”(Hymne à la beauté), “l’ouragan” naissant (ibid.). Dès lors, la femme prend une puissance surhumaine: elle est en capacité de tout faire. Ainsi, du fait du trouble qui l’anime, le poète saisit la femme comme un être parfait et plus seulement comme un produit des dieux.

La femme apparaît diaboliquement divinisée

 

D’origine divine _“Viens-tu du ciel profond”_ ou satanique _“sors-tu de l’abîme”, la femme de Hymne à la beauté, mêle “l’infernal et le divin” dans son regard. Pas l’un ou l’autre, mais bien les deux à la fois. Son caractère indéfini dans ce qu’il traduit de complexe, fait qu’elle participe des deux: la femme baudelairienne est une sorte de chat de Schrodinger

La Beauté, ainsi définie dans sa dualité constitutive, fait écho à la passante qui est dotée du pouvoir de faire renaître, sans préambule (“soudainement renaître” v.10).

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Et, alors que le pouvoir créateur du verbe est dévolu à Dieu, le pouvoir régénérateur de l’œil est donné à la femme. Mais cette divinisation ou diabolisation ou peut-être sanctification duale de la femme _à la fois sainte et démone_, fais de la femme un être à part que le poète admire.

D’ailleurs, loin de la juger, ce dernier lui promet son allégeance tant qu’elle adoucit ses douleurs. Ainsi la femme rend “l’univers moins hideux et les instants moins lourds”. Elle a donc un pouvoir sur les perceptions du poète, qui, par un vocabulaire apologétique, élève la femme au rang de déesse, ou alors, reconnait-il simplement, celle qui, sous le voile de l’humanité, se dissimule depuis des siècle?